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La première fois qu’il l’avait vue, elle chantait. C’est étrange comme un visage peut cacher une voix. Il se souvenait des chants patriotiques, pour la plupart. <<C’est nous, jeunesse étudiante, c’est nous les grands, nous les petits, demain, la gloire d’Haïti…>>. Il avait chanté ça lui aussi, dans sa jeunesse. Et tous ces airs qui appelaient à la révolte, au changement et à la dignité. Les chants l’avaient ému, lui rappelant sa jeunesse à lui, ses premiers pas dans les luttes sociales. La preuve que l’on peut faire plusieurs choses en même temps, c’est qu’ému par les chants, il était en même temps séduit par sa beauté. Ce n’est pas ce jour là qu’il prit la décision de renouer avec ce passé de militant qu’il avait trahi pour une vie d’ordre. Il la revit le lendemain, dans la cour de la faculté. Elle discutait avec d’autres étudiants des problèmes de l’heure, des profs qu’ils appréciaient et de ceux qui n’enseignaient que l’art du mensonge et de la soumission. Ce jour là, il réalisa qu’en plus d’être belle, elle avait une voix claire, aux accents graves, qui détonaient avec les cris aigus des jeunes qui sont bavards et bêtes. Elle avait accepté un rendez vous. Pour discuter il ne savait pas ce qui allait advenir. Il connaissait l’existence de groupuscules qui avaient choisi la lutte armée. Et de cercle de réflexion sur lesquels la police enquêtait en permanence . Il pensait à toutes ces choses en entrant dans le bar de la rue Magloire Ambroise dans lequel ils avaient pris rendez vous, sans savoir que…
…dès qu’elle aurait pris place en face de lui, dans le coin le moins éclairé du bar, sa vie amorcerait un demi tour vers ce passe renié. Dans la faible clarté, il ne pouvait entièrement la distinguer mais il voyait la grâce émanant de tous ses gestes. Elle ne ressemblait pas aux jeunes de son âge, soucieuses de beauté et de “swagg”. Elles, comme plusieurs avaient choisi de s’engager dans une cause les tenant à cœur. Elle comme plusieurs, s’étaient décides à lutter, à lutter pour leur droit d’être. Mais Joanna, c’était son nom, apportait à cet activisme quelque chose de supérieur, une force évinçant le banal. La banalité! N’était ce pas toute la valeur de cette lutte, cette gracieuse universitaire ne vivant que de la justice, un jour ne finira -t -elle pas à un croisement de rue banale, sa guerre s’achevant par une mort somme toute banale? À moins que la lâcheté ne la pousse à renoncer à cette comédie, ce jeu de poker ou la vie se trouve être l’enjeu. Joanna savait elle qu’un jour ils se feraient attraper, qu’une manif tournerait mal, et que la police aurait reçu l’ordre de tuer. Peut être est ce cette idée qui lui donnait à ce moment précis ce petit air soucieux. Savait elle?
Ils commandèrent tandis qu’un silence palpable s’imposait entre eux. Furtivement, il la contemplait. Son visage était calme mais c’était plus la somnolence d’un volcan sujet à de fréquentes éruptions. Elle semblait telle la petite fille qui soigne la patte blessée du chien errant. Pourtant quand il le fallait, savait se transformer en cet agent de justice, celle qui défendait les victimes de la puissance écrasante avec une hargne peu commune. Il ne pouvait détacher son regard d’elle tandis qu’elle portait le verre à ses lèvres. Elle lui sourit alors, l’étirement des lèvres en un rictus, pas comme ce sourire d’extase qu’il lui avait vu lorsqu’elle chantait et que son être semblait s’élever en une sublime invocation.
-J’ai souvent entendu parler de vous dit elle de sa voix de femme enfermée dans un corps de nymphe
-Ah oui!
-Oui…Quand vous luttiez.
Il ne put répondre, sentant soudain une gêne pour cette vie qu’il avait choisie. Le réveil aux aurores tous les matins, les pieds se traînant vers les cours de la faculté, pour livrer toute sa substance à ces nantis qui le caprice se faisant, lui jetait quelques billets, telle une pâture au chien ou une pitance au prisonnier. Prisonnier, il l’était. Dans la geôle de leur hiérarchie. Sous le fer de leur dédain. Il était leur jouet et il en avait honte.
-Pourquoi avoir renoncé? reprit-elle
-Parce qu’entre vivre et mourir, j’ai choisi.
-Et vous êtes en vie? Est ce que vous vous sentez vivre en portant sur l’injustice des regards indifférents? Quand vos frères se font tuer simplement pour s’être battus pour leur droit de respirer?
Il sourit. Se souvenant d’un jeune garçon, qui, il y a 20 ans, tenait un semblable discours à un ami. Il plaignait cette jeune fille au front altier, confiante dans le fait que sa guerre pourra changer quelque chose. Lui aussi il y avait cru à 20 ans, quand les mains dans les poches, il se rendait à l’une de leurs réunions clandestines chez Pierre. Man Dominique, la mère de Pierre, leur mère à tous, posait sur eux un regard bienveillant, en leur servant la maigre collation que ses faibles moyens lui permettaient. La vie se vit avec les moyens du bord. On ne peut franchir la limite du possible. Leurs têtes à têtes se terminaient toujours en déclarations virulentes résonnant comme des cris de guerre. Casus belli: l’injustice. Ils s’armaient de leurs banderoles et de leurs panneaux. Chimérique espoir de détruire les soubassements d’une société hiérarchisée et tyrannique à coup de slogans percutants. Mais à l’époque, ils ne savaient pas. Car ils avaient l’espoir. Le monde vu à travers le prisme de leur nationalisme. Même quand la réalité se montrait avec ostentation, ils se croyaient les pionniers d’un changement. Et lui menait cette bande (vers la liberté).
-Qu’est ce qui s’est passé, Jacques?
-Ce qui s’est passé…Eh bien la guerre s’est achevée, sans victoire ni défaite. La reddition. Ce que la peur n’a su faire, l’argent l’a fait. Là ou la force avait échoué, la duperie triompha. Des gars ont trahi. Pour quelques billets verts et l’espoir de déserter cette terre putride. On était plusieurs à être restés fidèles à la lutte mais je ne la sentais plus.
-Qu’avez vous trouvé en renonçant? Un salaire, une maison, la voiture et la chance de faire partie de la classe moyenne. Main d’œuvre de leurs richesses. (Elle sourit tristement) Lui ne savait quelle contenance prendre, touché dans son être profond. Il ne pouvait que riposter. Se répandant en invectives, la cernant de virulentes attaques contre ses idéaux et son aveuglement de jeune inconsciente. Lui il savait. Il savait les sueurs froides la nuit, les serrements de cœurs à l’imminence des rassemblements. Se demandant si celui ci serait le dernier. Car à mesure qu’on vieillit, notre passion de vivre s’épanouit. Oui, il avait eu peur. Peur de mourir. Peur de poursuivre ce rêve au péril de sa vie. D’autres avaient bien abandonné. Pourquoi pas lui? Pourquoi tout un tas de choses?
Il la suppliait sans s’en rendre compte. Son désespoir inconscient était tel qu’il appelait à l’aide, implorant une gamine de 20 ans de l’aider à donner un sens à sa vie. De l’aider à comprendre sa solitude, l’écœurement que lui causait son propre reflet. Qu’était devenu sa vie en 20 ans? C’est à peine s’il avait vu les jours s’égrener. Gouttes d’eau identiques d’une même pluie de solitude. Peut être la vie de cette jeune fille, détenait les réponses qu’il désirait.
-Pourquoi se battre?
Elle ne répondit rien, glissa sa main sur la table pour prendre la sienne. Et elle le regarda, un de ces regards qui semblent dire: <<Je te connais. Depuis longtemps, j’ai appris tes angoisses et tes pleurs, les horizons où tu t’en vas peindre tes rêves. Je te connais et je suis avec toi.>> Il paya l’addition. Et toujours tenant la main de Joanna, ils laissèrent ce bar de Magloire Ambroise où tant de choses furent dites, plus dans le silence que par les mots. Elle s’installa à côté de lui dans la voiture, les yeux dans le vide, perdue dans un monde connue d’elle seule.
-Je te ramène chez toi?
-Il est encore tôt
-Tu veux aller où?
-Chez toi. Dans ton havre de petit bourgeois.
Sa maison était une enfilade de deux pièces étroites, louées à quatre mille dollars par an. Une chambre et l’autre pièce servant à la fois de salon et de salle à manger, en surplus une cuisine et une galerie. Bref, à peu de choses près la maison par excellence de la classe moyenne. On y sentait la propreté. L’homme de bien et menant la vie rangée de tout ce beau monde de la petite bourgeoisie. La trame d’existence normale de ceux qui se lèvent tôt, bossent les trois quarts de la journée et crèvent de faim à l’aube de la vieillesse. Ils crèvent sans pouvoir se vanter d’avoir vécu. Ils crèvent et le monde ne souffre pas de leur absence. Car ils passent inaperçus au milieu de ces millions d’âmes solitaires qui apparaissent et disparaissent l’espace d’une pulsation. Et Siméon Jacques s’était choisi la vie de ces fantômes. Joanna le suivit à l’intérieur, dans le “salon à manger”. Puis dans la chambre, sans un mot. Peut-être savaient ils des le début que cette soirée se finirait là, ou peut-être depuis que leurs mains s’étaient touchées et que leurs yeux s’étaient parlés. Il la fit s’asseoir sur lui. Ses sens rendus incandescents par son parfum de femme. Sa raison troublée par la chaleur du corps svelte de Joanna. Au milieu de sa passion, une voix nommée lucidité lui engendrait des scrupules. Question de tabou. Il avait 40 ans et elle, 20 ans. Mais pouvait-il éteindre les flammes allumées par cette femme-volcan? Là, offerte.
-Joanna…
-Chut! Tais toi et aime moi. Oublie tout si ce n’est moi et mon corps. Regarde moi. Aime moi avec la passion de tes anciennes révoltes. Je veux ressentir ta guerre dans ma chair.
Leurs rages entremêlées, sa frustration à lui et sa révolte à elle. Et Joanna, serpent. Joanna qui se tortille avec toute l’ardeur d’une jeunesse vive. Corps d’eau. Joanna qui met dans l’amour toute la force de sa haine. Joanna, l’enfant sensible. Joanna la fiévreuse combattante. Joanna, l’amante explosive.
Ils étaient couchés l’un contre l’autre. Joanna fredonnait un chant patriotique qu’il connaissait bien. Il lui faudra bientôt la ramener chez elle mais cela le répugne de renoncer à cette interlude. Joanna, là, dans ses bras. Une trêve à sa solitude. Quand elle sera partie, il retrouvera le vide de son existence, les murs nus de sa maison proprette, sa routine lassante. Peut être que Joanna accepterait une relation continue avec lui . Qui sait? Et il n’était pas trop vieux pour le militantisme. Il pouvait encore servir…Ces pensées le surprenaient. Subitement , il avait hâte de s’éloigner de Joanna. Peut-être sentait il les fondements de son existence s’éroder doucement?
Il l’avait déposée chez elle et pendant deux heures, il avait sillonné les rues, réfléchissant alors qu’il tentait de fuir ses pensées. Il ne dormit que très tard cette nuit là. Joanna. Sa vie. Sa vie et Joanna qui semblaient désormais liées. Ils se croisèrent le jour suivant à la faculté, elle lui adressa un sourire complice. Plus tard, il la vit chanter à nouveau. Longtemps, il resta envoûté par sa voix. Au point de la suivre des yeux dans tous ses gestes. Il savait que c’était dangereux de sortir avec une étudiante mais après la prudence de ces dernières années, il se donnait le droit de prendre des risques. Ils se donnèrent rendez vous ce soir là et tous ceux qui suivirent. Joanna l’entretenait souvent de ses idéaux. Il avait même été admis à deux de leurs réunions. Ces jeunes avaient réveillé en lui la nostalgie, ainsi que l’envie de se battre.
Deux semaines s’étaient écoulées. 14 jours d’amours clandestins avec Joanna. Et le désir chez lui, sans cesse grandissant de risquer plus. Pour Joanna et pour son passé. Depuis deux jours, Joanna semblait soucieuse. Elle se réunissait souvent avec les autres. Il ne savait pas ce qui se préparait. Peut être le romantisme des jeunes qui s’entendent à tout exagérer, faisait endosser à un évènement anodin l’allure d’une tragédie. Elle l’avait appelé pour lui dire qu’ils ne se verraient pas ce soir là. Il avait accepté un souper avec d’autres professeurs, chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps. Il arriva là bas vers 8 heures. Après manger, ils s’étaient réunis pour discuter. La conversation s’était rapidement tournée vers la politique. Ils en étaient venus à parler de la situation de nombreuses facultés où s’étaient formé des groupuscules. Et aussi de la faculté où enseignait Jacques.
-Demain il va s’en passer des choses là bas, dit un vieux professeur d’économie en lorgnant Jacques du coin de l’œil.
-Quoi? demandèrent les autres en chœur, la voix de Jacques surpassant celles des autres
-La police s’en est mêlée. Je vous dit qu’il va s’en passer des choses là bas. Qui vivra verra. Moi je ne sais rien de plus.
Jacques savait que ce vieux renard ne disait pas tout. Il s’excusa auprès de ses pairs. Pressé de retrouver Joanna pour arriver à comprendre. Il l’attendit deux heures devant chez elle avant qu’elle se montre enfin.
-Que fais tu ici Jacques?
-Je t’attendais
-Je suis là
-Joanna, dis moi ce qui se passe. J’ai peur pour toi
-Tout ira bien. Ne t’en fais pas.
Elle lui tenait la main comme là bas, au restaurant. Il ne pouvait que se fier à elle. Ils s’embrassèrent. De ces baisers de légende. Cette union au croisement de deux cœurs. Il aurait dû comprendre…Elle se détacha de lui et s’apprêtait à rentrer. Il la distinguait dans la pâle clarté de la lune. Elle se retourna sur le pas de la porte et le regarda
-Tu m’avais demandé pourquoi on se battait. Tu te souviens?
-Oui
-Tu sais, Jacques. Nous mourrons tous un jour. Tout ce qui compte c’est de pouvoir se dire qu’on n’a pas vécu pour rien. Voilà la valeur de notre lutte. Un jour, ça comptera.
Et elle disparut. Le jour suivant. Il n’a jamais compris. Il se souvient qu’elle chantait et que sa voix était plus sublime que d’ordinaire. Qu’est ce qui s’était passé? Cet après-midi là, on a entendu aux nouvelles qu’il y avait eu une émeute dans l’avenue…, que la police avait réussi à stabiliser. Six jeunes étaient morts: quatre jeunes hommes et deux jeunes filles…Joanna était morte mais ça personne ne l’a dit…Ils avaient perdu des guerriers, mais la guerre n’était pas finie. Et Jacques le savait. Cette fois, il comptait la mener jusqu’au bout. Jusqu’à son terme ou à sa mort à lui. Il voulait avoir vécu pour elle.
J’ai écrit ce texte quand j’avais 14 ans. Je me souviens avoir été tellement fière de l’avoir écrit. C’était pour une compétition où on vous donne la partie en italique et vous devez continuer l’histoire. J’ai été trop déçue de ne pas avoir gagné cette année-là. Je ne sais pas trop quoi en penser maintenant. Il me semble que j’ai écrit l’un de ces personnages féminins qui ne sont que de simples procédés narratif dans l’histoire d’un homme. Elle est passionnée, dit toutes les paroles qu’il faut et éveille le héros de sa léthargie. Je me demande quelle direction l’histoire aurait prise si je l’avais écrite aujourd’hui.
C’est toujours intéressant et un peu embarrassant(il y a des passages vraiment cringy😅) de revisiter d’anciens textes. Je crois bien que Joanna est la toute première nouvelle que j’ai sciemment écrite. Elle comptera toujours un peu pour moi.
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